Yves Gourvil

Yves Gourvil est comédien. Juif-Russe-Polonais-Breton de par ses origines, né en 1950, il vit à 

Vannes. À la faveur des planches qu’il eut le bonheur de fouler, certains de ses compagnons de rencontre s’appellent Shakespeare, Tchekhov, Ionesco, Racine ou encore Beckett, Brecht, Labiche ou Molière, Hugo... Fatalement, tant de personnages de théâtre affrontés de scène en scène 

et une fréquentation passionnée des grands textes ne pouvaient que l’amener à écrire.

Son premier roman, Requiem des aberrations a été publié aux Éditions du Sonneur. 


Les fous furieux du bas-côté      commandez le livre

 

Dans le boucan de la tempête il entendit quelque chose comme une injure, fut poussé par quelqu’un qui s’engouffrait chez lui. 

— Oh ça va, hein, ça va ! gueula-t-il se demandant bien à qui. 

 Sa grosse main s’exaspéra à palper le mur pour trouver les interrupteurs puis la maison s’illumina comme pour un soir de fête. Aurélien Valax chercha des yeux : une espèce de petite chose toute jeunette et ruisselante était embusquée à côté de la montagne de cartons. Vingt ?... Dix-huit ? Dix-sept ? Elle avait dans ces âges-là.

— Tu me touches pas, hurla-t-elle, tu me touches pas !

Un minuscule sac à main noir serré contre elle comme le seul bien lui restant en ce monde, la fille dévisageait Aurélien Valax avec une frayeur traquée, comme réalisant hélas trop tard s’être réfugiée dans la maison de l’ogre. Soudain conscient de sa panse et d’une trombine hirsute où Maryvonne Lormeau n’avait pas mis bon ordre depuis douze bonnes semaines, le maître des lieux comprit qu’il se retrouvait à son gros corps défendant potentiel affreux violeur. 

— Ça va, ça va! J’touche pas, je touche personne, on se calme et tout va bien, fit-il mains en l’air pour protester de son innocente absence de mauvaises intentions.  

La fille détourna une tête à peine rassurée, se laissa tomber sur une chaise et pendant un bon moment il ne se passa rien. Rien sinon que cette demoiselle puisa comme si c’était le sien dans un paquet de clopes laissé sur la table et chercha du feu d’un air aux abois. Aurélien Valax balança de loin son briquet, rétractée sur sa chaise la nouvelle débarquée ne s’occupa plus que de tirer sur la clope en fixant le sol d’un regard sombre. 

Qui était donc cette bestiole égarée ? Elle avait dû errer longtemps sous la pluie, toute trempée, grelottant dans un perfecto décati et toute de noir nippée : gros rangers noirs, teeshirt et pantalon moulant noir, ongles et lèvres faits en noir, un collier de chien noir clouté lui encerclant le cou. Le noir épais de son rimmel et de ses sourcils avait dégouliné sous l’averse et ne dissimulait plus un poupin désarroi sur une figure demeurée enfantine, le tout sous une pétarade de furieuses mèches noires, habituellement hérissées mais que la pluie avait emmêlées, dont certaines retombaient à travers le visage où un piercing faisait une verrue argentée sur la joue gauche.

La clope presque finie, elle s’en alluma une autre au bout rougeoyant de la première. Ses longues mèches lui embêtaient la figure, elle essayait de les rejeter en arrière d’une main énervée. Aurélien Valax voulut risquer un gentil mot d’accueil, la gamine lui tourna le dos sur sa chaise. Déconfit, il alla chercher une serviette éponge qu’il jeta d’un air empoté à sa visiteuse :

— Séchez-vous, vous allez prendre froid… 

Elle attrapa la serviette et s’y enfouit la tête, Aurélien Valax se demanda si elle s’essuyait ou pleurait, il ajouta :

— Pouvez pas rester comme ça, faut vous changer. 

 Il courut farfouiller dans le placard de la chambre, revint avec un sweat, un pull et un jean à lui, faudrait bien que ça fasse l’affaire, déposa tout ça près de la fille. Elle arracha son blouson comme une peau qu’elle ne supportait plus, voulut enlever son teeshirt trempé mais sursauta en avisant Aurélien Valax qui la contemplait d’un œil bête :

— Je vous laisse, je vais à côté… fit celui-ci, confus et n’ayant aucunement pensé à mal.

Il s’en fut disparaitre dans sa piaule, attendit assis sur le lit comme en pénitence, puis commençant à trouver le temps long :

— C’est bon ? Je peux revenir ?  

Un grognement lui donna la permission. Debout au milieu de la pièce dans de vieux vêtements flottants, la miss était métamorphosée en un maigrelet Aurélien Valax bis tout jeunot. L’orage avait cessé, la pluie continuait drue.  Aurélien Valax resta sottement planté, se sentant presque de trop devant cette jeunette qui s’était arrogé son paquet de clopes et refusait de quitter son mutisme.

— Vous voulez quelque chose ? demanda-t-il en désignant la bouteille de marc sur la table.

Elle détourna une tête dégoutée.

— Un café ?... 

Elle ne répondit rien, ça ne voulait peut-être pas dire non, Aurélien Valax réchauffa un jus de chaussette vieux de ce matin, en remplit une tasse qu’effectivement la fille ne refusa pas.

Lui se servit un marc et osa un bafouillis sympa :

— Vous voulez…. Préférez vous reposer ?… Ou raconter ce qui vous arrive ?

Pour toute réponse elle noya son café de sucre en poudre, touilla pour transformer le jus de chaussette en un sirop noirâtre qu’elle entreprit de déguster à la petite cuiller. Un contentement tristounet de savourer cette mixture éclaira un peu sa frimousse ravagée, ses grands yeux noirs évitant obstinément le maitre des lieux qui, du coup, ne savait trop où se mettre. Pendant plusieurs minutes, on n’entendit que le raclement de la cuiller dans la tasse, le bruit de la pluie dehors et enfin :

— I m’a chouré toutes mes thunes, c’t’enfoiré de sa race, maugréa la gamine, contenant à grand-peine une remontée de larmes et de colère.

Aurélien Valax chargea sa grosse voix bougonne de tout ce qu’il y pouvait fourrer de gentille commisération :

— Ah ?... Qui ça ? Comment ?...

S’aidant d’une nouvelle clope, la fille passa du renfermement taiseux au grand déballage. Pendant plusieurs minutes elle monologua d’une voix exténuée de rancune à destination du vide et quand elle eut fini, Aurélien Valax en avait appris bien plus qu’il ne demandait sur cette jeune existence venue débouler sous son toit.  

Entre Châteaudun et Livry-Gargan, ce ne fut pas toujours facile de suivre, l’histoire se déroulant tantôt là, tantôt là-bas. Parents séparés quand elle avait trois ans, Aurélien Valax mit du temps à saisir qui du père ou de la mère habitait où, mais du fatras de ce récit ressortit que dès toute petite, la vie s’était sue montrer prodigue en baffes imméritées à l’intention de la miss qui, sitôt qu’elle avait pu, s’était taillée de chez « sa reumeu qui la gonflait trop et arrêtait pas de picoler » pour aller vivre chez « son reupeu, un gros naze tout le temps au chomdu mais qui lui gueulait pas sans arrêt dessus ». Il y avait environ un an et demi, elle s’était trouvé « un taf » dans une supérette, à côté de la cité où elle vivait avec son « reupeu », Aurélien Valax avait été content de saisir que ça, c’était à Livry-Gargan. Vers la même époque il y avait eu Jissèbe, Jean-Sébastien pour l’état-civil. Tout de suite elle l’avait trop kiffé, Jissèbe, avec lui c’était trop grave le top mais aussi la galère avec les thunes. Le plus souvent il était raide, mais faisait parfois jaillir de sa poche une liasse gagnée on ne savait jamais comment, paradait alors parmi les glandouilleurs de la cité qui tenaient salon aux abords de la superette où, elle, elle trimait à vendre et manutentionner canettes, conserves où légumes défraichis. Il y avait trois jours, Jissèbe avait comme ça d’un coup voulu qu’ils foutent le camp tous deux, qu’elle prenne un congé, qu’ils se taillent loin, un pote lui avait prêté une caisse. S’arracher même pour pas longtemps, un peu qu’elle avait dit oui ! Comme Jissèbe lui avait demandé, elle avait emporté tout son fric en liquide et il n’avait pas fallu rouler bien loin pour qu’elle comprenne que le voyage était moins une escapade en amoureux qu’une fuite feu au cul. Quand la cité fut suffisamment loin derrière, Jissèbe ne s’embarrassa pas de délicatesses pour exiger que sa meuf lui file toutes ses thunes, ça urgeait grave, il devait un max à son dealer, à qui en plus de sa conso personnelle il servait de revendeur. Elle avait refusé, voulait bien l’aider un peu mais pas tout son argent, il avait insisté, paniquait grave, disait que s’il payait pas ils allaient le fumer. Elle avait tenu bon, alors il s’était calmé en disant d’accord je m’arrangerai. Et, hier soir, en effet il s’était arrangé. On avait roulé des centaines de kilomètres sans un mot, Il faisait déjà nuit et la grosse pluie commençait, brusquement Jissèbe avait stoppé la caisse sur un bord de petite route en disant qu’il avait trop envie. Il n’avait qu’à dire ça pour qu’elle aussi ait trop envie. Elle avait rabattu le siège, l’avait laissé venir sur elle et tandis qu’elle se laissait faire et oubliait tout, il avait attrapé son sac pour puiser dedans. Réalisant l’embrouille, elle avait hurlé, joué des griffes et des poings, mais il était le plus costaud, restait sur elle à la coincer sous lui en fouillant pour attraper le pognon, une fois servi il l’avait jetée dehors avec son sac pillé. Elle avait dû se reloquer sous la pluie en regardant la caisse partir en trombe, avait tracé longtemps au hasard sous le déluge avant de rencontrer cette baraque égarée dans la nuit. Tout son récit durant elle n’arrêta pas de se tripoter le piercing, ce qui indisposait péniblement Aurélien Valax.

— Bon ben…Vous allez dormir là, fit-il d’un ton empêtré en désignant sa chambre.

La fille eut un recul suspicieux, il désigna d’un geste contrit le vieux divan affaissé qui jouxtait le monceau de cartons :

— Je coucherai ici…

Un peu rassérénée d’avoir déballé son histoire, elle piocha une Marlboro et, traînant des pieds sur les tomettes, explora paresseusement la pièce. Au pied du tas de cartons, elle avisa la lettre des « Bonheurs de l’Âge » oubliée là depuis ce matin, ramassa ce papier comme s’il était à elle, s’affala dans le vieux divan pour lire, adressant des yeux de pitbull déconcerté aux phrases qu’elle suivait avec son doigt.

 À mi-lecture, elle apostropha Aurélien Valax :

— C’est ton repeu ?...

Il ne comprit pas.

— Là, dans la lettre… C’est ton père ?

Il fit oui de la tête, elle demanda :

— C’est toi, ça ?...

Elle vérifia le nom sur la lettre :

— Va… Valax ?

Il fit oui en rougissant et :

— Et moi alors ? fit-il, Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?

— Grinn’die ! grommela-t-elle à contrecœur.

— Pardon ?... 

— Grinn’die…

Puis comme confessant une tare inavouable :

— Ingrid, fit-elle presque inaudible, mais faut me dire Grinn’die, précisa-t-elle sur un ton mêlant ultimatum et supplique. Veux pas m’appeler comme une pétasse…

Elle avait toujours la lettre des « Bonheurs de l’Âge » à la main :

— Vous allez y aller ?

 — Aller où ça ? 

— Ben là… Voir vot’ vioque.

— Ah ben ça certainement pas, autre chose à foutre, s’étrangla Aurélien Valax sans reprendre la lettre.

— Ben c’est quand même votre père…

Mais de quoi elle se mêlait ? Le retour de la lettre au-devant de la scène sonna l’heure de fermer boutique :

— Bon, désolé mais pas envie de parler de ça maintenant, on verra demain. D’ailleurs non, on ne verra pas demain, ni après-demain non plus. Tenez, voici vos appartements…

 Il lui désigna sa chambre d’un geste de commandement. Elle tituba jusqu’au grand lit et s’y effondra, les jambes à demi dans le vide. Ignorant si elle dormait déjà et n’osant pas la toucher pour l’installer mieux, Aurélien Valax replia la couette sur elle :

— Bon et puis demain faudra voir ce qu’on fait de ça, ronchonna-t-il avec un gentil soupir bien embêté.